Les éléments de construction


l’observation – premier ressort de la transposition
L’observation se construit sur deux temps spécifiques.
Le premier étant celui de l’animal, un « espace » où j’espère entrevoir la pureté des motivations. Cela se fait avant le début de l’écriture, dans le temps des prises de notes et de l’apparition d’esquisses, d’expérimentations, de traits jetés sur le papier sans avoir forcément la volonté de concrétiser ou d’aboutir la moindre scène.
C’est une phase d’imprégnation avec le désir d’acquérir une sorte « d’habitus » ; de trouver le geste naturel et instinctif.
Le second temps sera l’observation de l’homme politique dans son arène, non pas dans les espaces feutrés d’un parlement, mais bien dans les lieux de confrontation où le regard du public attise la braise. Il s’agira de percevoir ce qu’il se passe quand l’envie de concordance, de partage et de collaboration se trouve contrecarrée par la brutalité quasi « nécessaire » du maintien au pouvoir – observer l’effritement d’une forme d’étique sous l’âpre contrainte de la lutte.
Fort de ces deux moments de préparation, il sera alors temps de passer à l’écriture et à la structuration d’un récit ; d’une transposition.
Il ne s’agit pas d’une réplication et de croire à la concrétisation d’un réel existant dans l’espace éphémère d’un plateau de théâtre. Cela ne sera pas du théâtre documentaire, chose qui m’apparaît comme un procédé ne permettant pas la mise à distance et le développement d’une indépendance de raisonnement chez le spectateur, trop souvent troublé par une émotion « informative ».
Cela sera une transposition avec ce qu’elle contient de mystérieux et de poétique.
Le singe devra apparaître presque imperceptiblement comme humain possible sous son apparence animale ; mais toujours avec un doute raisonnable.
Simultanément, la présence humaine d’un personnage de gardienne sera diluée par une apparence thérianthrope. (1)

le Gorille – le grand argenté
Lors d’une journée d’observation au zoo de Bâle, j’ai fait la connaissance silencieuse du mâle dominant : le grand argenté (son dos est recouvert d’une toison « reflets de lune »).
Toujours attentif à la place des uns et des autres dans l’enclos, il surveillait les déplacements ou les repos, agissait brusquement, mais sans accélération et imposait sa présence.
Le sens de ses actes ne s’appuyait sur aucune logique apparente hors du réflexe de garder « la main » ; de confirmer « mécaniquement » sa prédominance.
Il était une sorte de figuration froide du pouvoir, une transposition machinale de « l’animal politique ».
La situation du jour était tendue, car une femelle allait mettre bas dans les heures suivantes. Une grande nervosité exacerbait l’ensemble des comportements des individus présents dans la cage et rendait ce moment d’observation exceptionnel.
Le grand argenté s’est imposé immédiatement comme personnage.

la gardienne thérianthrope
Un autre jour et plus tard, la situation semblait apaisée.
Le groupe de gorilles vaquait à de multiples occupations allant de l’épouillage, à l’effeuillage de végétaux, de jeux de balancement avec les cordes tendues au travers de la cage et de siestes sur les amas de pailles répandues à même le sol.
Le gorille nouveau-né était visible, accroché à la toison de sa mère, ramené avec autorité quand il faisait mine de vouloir s’éloigner.
Ce petit demeurait dans un abrutissement propre au jeune âge.
Le grand argenté, accompagné d’une femelle, restait assis et désoeuvré ; comme privé d’énergie ; comme blasé.
Par contre une femelle, timidement, puis avec de plus en plus d’audaces, cherchait à stimuler le mâle et obtenir de lui des gestes de tendresse.
Après plusieurs sollicitations, brièvement, le mâle avec une incroyable force contenue, avec une gueule démesurément ouverte prit la femelle dans ses bras, la serra contre lui et lui donna gage de son affection avant de retomber dans son apathie.
Peu de temps après, je m’aperçus de la présence d’une gardienne regardant la même scène que moi depuis le grillage situé à l’arrière de la cage.
Nous étions dans une triangulation de regardants-regardés.
Les interrogations se lisaient dans le regard de cette femme. Je cru y reconnaitre de l’attention et de la bienveillance – une douceur en contrepoint de l’apparente brutalité du personnage principal.
En fait, les douceurs se mélangeaient, celle de la femelle gorille et celle de la gardienne du zoo.
Cette pièce de théâtre qui au départ devait être un monologue deviendrait de fait un dialogue.
Je devais trouver une synthèse entre les deux possibilités (la femelle gorille et la femme). Ne garder que l’une ou l’autre priverait le récit de multiplicité de points de vue.
Par ailleurs je ressentais confusément qu’un troisième personnage serait de trop.
La solution d’une hybridation entre l’humain et l’animal, une thérianthropie devint évidente.

(1) Les créatures thérianthropes sont des créatures imaginaires mêlant à la fois des caractères humains et des caractères animaux selon des proportions diverses. Cela va de la simple queue au corps entier d'animal, terminé par une tête humaine. – dans notre situation, l’effet sera recherché sur une variation de la pilosité.