L'histoire – les histoires


Une histoire, c’est des histoires.
Chaque bribe entrouverte par la parole ou l’écrit n’est qu’une porte sur un récit supplémentaire ; sur une multiplication d’aventures à l’infini. La trajectoire du Gorille s’établira sur un plan qui en partant de son origine reliera une destination. Cela se fera sans pour autant négliger la profondeur de souvenirs et d’anecdotes additionnelles – le bruit de fond qui forme le contexte. Parfois simplement un mot. (Par exemple : comment avec le mot Hiroshima ne pas voir se dresser une multitude d’images, de sensation, de haut-le-coeur ?)
Je considère qu’une histoire de théâtre ne se construit pas sur la seule exploitation d’hypothèses et de théories, mais doit s’inscrire au plus près de la vie et faire récit – être inscrite dans le concret. L’action et l’émotion sont constitutives d’un spectacle, renforcent la mise à distance des propos pour mieux les apprécier et les analyser. Le théâtre n’est pas une leçon inaugurale tenue dans un amphithéâtre, mais bien un miroir divertissant et fracassé qui nous renvoie des éclats de nous-mêmes.

Alors quelle est l’histoire du Gorille ?
C’est l’histoire personnelle d’un être qui tire de son enfance la mémoire de la violence. Il parcourt le présent avec le désir de tracer une ligne qui lui permette de comprendre sa destinée et d’accepter sa mort. Il ne peut concevoir sa vie réussie si chaque seconde n’a pas été étirée jusqu’à son extrémité. Les douleurs et les bonheurs font partie de son être et il exige d’en avoir pleine conscience.
Il n’appartient pas à ceux qui éludent les réalités.
Pourtant, la réalité première, celle d’un animal vigoureux et sauvage retenu dans un enclos et exposé à la vue de tous, ne lui apparait pas. Il est dans le déni de sa condition.
Ainsi ne sommes-nous pas tous sujets à de tels aveuglements ?
La violence de son passé est la violence de son père, mâle dominant du clan qui battait sa femme et imposait à ses enfants une soumission sans appel. Le matin de ce jour où sur scène nous faisons connaissance du Gorille, celui-ci a accompagné l’agonie de son père et tenu sa main jusqu’à son dernier souffle. Il a dû faire une chose qui lui semblait inimaginable qu’il résume en ces termes : « Comment tenir la main de mon père à l’heure de sa mort lorsque chaque regard sur cette main me rappelle le sang et les larmes de ma mère ? – voilà ce que j’ai dû faire. – parce qu’on ne laisse pas partir son père comme ça. ».
C’est l’histoire publique d’un être qui a choisi de se tenir à la porte de l’obscurité (l’autocratie), de poser les doigts sur la poignée et d’entrebâiller le battant. Il est dans la seconde précédant le vertige.

C’est l’histoire d’une femme, gardienne de zoo.
L’avenir semble inquiétant et les êtres qu’elle côtoie dérivent de plus en plus vers la perte de la conscience humaine. Les discours sont âpres et les hommes et les femmes de plus en plus enclins à accepter des théories de classifications – théories valorisantes pour eux et leurs droits de possessions, théories dépréciatives de l’autre en fonction de critères irrationnels.
C’est l’histoire d’une femme aux élans de tendresse pour un animal brutal aux conceptions carrées ; un esprit de barbelés soumis à la tentation du pouvoir démesuré. Elle sait ce que soulèvent les errements de la douleur, de l’enfermement et de la sensation de mépris. Elle sait la nécessité de compassion pour chacun, fût-il un bourreau – un monstre.
Elle sait le deuil et conçoit d’influer grâce à cette souffrance sur les résolutions du Gorille, de l’amener vers une « réminiscence" d’humanité.
C’est l’histoire de la question que nous aurons à résoudre en Occident.
Le choix entre la possibilité de l’obscurité ou celle de l’ouverture.