la lettre du Cargo du 30 décembre 2021

préambule

Depuis le début de la crise sanitaire, la navigation n’est pas aisée, toutefois j’ai pu compter sur les amis solides ou des partenaires tels que La Loterie Romande, la Ville de La Chaux-de-Fonds et le Théâtre Du Concert à Neuchâtel.

Qu’ils en soient tous remerciés avec l’humilité du voyageur égaré et trouvant gîte et amitiés au milieu du désert.

Je reviendrai en début d’année 2022 avec une lettre de nouvelles afin de vous tenir au courant sur les projets artistiques du Cargo.

Pour conclure l’année 2021, j’ai choisi de rédiger un éditorial sur des problématiques dont j’estime qu’elles dépassent le Cargo ou mon destin personnel.

Alors, que voguent les mots et les phrases.

éditorial

Nommer ce qui est

Sur les scènes des théâtres, nous hurlons le monde avec l’espérance d’atteindre la vivacité lumineuse d’une de ces lanternes égayant l’obscurité.

Dans le réel, nous détournons le regard vers un silence rassurant, un empêchement qui écarte les faux pas et les insolences, une distance garantissant notre place à la table de la grande famille culturelle, engraissant la prudence afin de ne pas se métamorphoser en renégat.

Nous dé-nommons ce qui est, espérant que la fiction du « c’est-comme-ça » (1) prenne le pas et conforte la tranquillité.

Mais le malheur veut, car c’est un malheur, que la parole s’échappe malgré soi, vague ou marée incontrôlable.

Alors arrive le temps où il est impossible de ne pas nommer ce qui est.

Les principes d’une République

En cette fin d’année 2021, le territoire théâtral et étatique de la République et Canton de Neuchâtel fut parcouru de quelques soubresauts relatés par la radio neuchâteloise, puis la radio romande, mais sans être repris par la presse locale.

Le sujet était la composition et les actions de la sous-commission des arts de la scène.

La controverse s’égara sur les détails et éluda la question fondamentale, soit est-il équitable d’avoir une structure d’expertise dont certains membres sont à la fois juges et partis ?

Afin de bien comprendre les enjeux, il faut garder à l’esprit que les arts de la scène sont un marché concurrentiel. L’acquisition des subventions, de meilleures dates d’exploitation, d’un public, de compétences techniques, artistiques et de communication demande détermination et savoir-faire.

Sur ces terrains, la lutte est asymétrique puisque s’affrontent des structures non établies obligées à la quête permanente et précaire de subventions non ordinaires face à des structures établies bénéficiant de subventions ordinaires, d’un espace publicitaire et de lieux d’exploitation stables.

Les structures établies sont maîtres en leurs murs et peuvent agir, car c’est bien leur droit, avec une sélectivité personnelle de ce qui sera présenté ou pas sur leurs plateaux.

En étant parties prenantes de la sous-commission, elles se trouvent dotées d’un pouvoir supplémentaire permettant de régir la mise ou non-mise en production de projets conçus par des structures non établies et concurrentes – le pouvoir de régir ce qui se produit hors de leurs murs.

De surcroit par ce biais, les structures établies ont accès aux dossiers de production et ainsi peuvent prendre connaissance des budgets, des objectifs, des innovations, des partenaires sollicités, des salaires, des engagements contractuels, des dates de jeu, des perspectives de réseau ou de collaboration, en bref toute une série d’informations qui dans les secteurs artisanaux, industriels et marchands seraient protégées par le secret des affaires.

Cette dissonance repose sur les postulats que dans les métiers de l’art, le désintéressement et la solidarité sont des valeurs incontournables, que seuls les critères de la qualité, du bon goût et du talent ont force de loi.

Or, les années passant et le sable me tombant des yeux, à la relecture de Montesquieu, je ne puis que m’inquiéter de l’infaillible faiblesse de l’homme.

À ce problème tellement humain, une solution existe par la compréhension et la mise en œuvre de la séparation des pouvoirs.

Cela permet d’épargner à toutes les parties de désagréables ressentiments.

Que cela soit du côté des commissaires en leur évitant de se retrouver dans une situation où leur honneur put être entaché à tort ou raison par quelques problématiques décisions.

Que cela soit du côté des structures non établies qui s’éviteront de ruminer après un traitement apparaissant structurellement inéquitable.

À l’aide de cette voie vertueuse se rétabliraient certains des principes demandant à d’être respectés par nos autorités, car une République ne saurait conserver sa cohérence en bafouant ce qui est nécessaire à la considération équitable des citoyens.

Une forêt qui avance

Au-delà de ces faits, le territoire culturel de notre République et Canton de Neuchâtel présente les traits d’un paysage désolé après une bataille de position, certains espaces demeurent intacts et épargnés, d’autres en grande difficulté sont proches de l’effondrement ou de la désertion.

Il serait plus simple de ne pas dresser la carte des désastres et considérer la situation actuelle comme la suite logique et incontournable du « c’est-comme-ça », de même, il serait apaisant de rester à l’abri des murs du château et se moquer de la prédiction affirmant qu’un jour, la forêt... (2)

C’est une erreur véritable, car la gestion culturelle cantonale sépare les intervenants et attise les opprobres.

Dans le cas où nous choisirions l’aveuglement, nous ne saurons plus faire société et il est possible que les lieux institutionnels se métamorphosent en chapelles, que les non- établis affaiblissent leur créativité, rejoignent les formats attendus ou abandonnent le voyage.

Il est à craindre que dispersés et désunis, nous ne soyons plus en mesure d’interpeller les gens, nos voisins proches ou lointains, sur les questions d’humanités, sur le plaisir du divertissement ou la nécessité profonde du vivre ensemble.

Je ne sais pas quand a débuté la transformation de la gestion culturelle vers une réglementation donnant un droit de prévalence à l’institutionnel, du moins à propos des subventions non ordinaires des arts de la scène.

De même j’ignore si le refus à l’accès aux aides pour les nouveaux créateurs a fait l’objet d’un débat politique avant d’être dûment inscrit sur le site des affaires culturelles cantonales.
Le maquillage par la formule « En principe,... » figurant en tête de quelques points de règlement et supposément tolérant et ouvert, ne dissimule pas les réelles brutalités et obscurités du traitement des demandes.

En effet, bien malin qui pourrait tracer le pourtour de ce « En principe,... » et en connaître le champ d’application et ses critères.

L’errance de cette formule ne peut conduire qu’à l’arbitraire.

En 2005 déjà, plusieurs intervenants culturels avaient œuvré à la rédaction d’un rapport intitulé Une constellation en équilibre. Ce travail tendait à faire évoluer la République et Canton de Neuchâtel vers une culture harmonieuse respectant et garantissant la place de chacun. Il fut livré au château et se perdit dans la poussière des Compactus ou dans l’eau trouble des douves.

Depuis, l’État s’évertue à ne danser que sur seule jambe et se réfère à l’expertise du bon goût, c’est-à-dire celui formé et validé en institution ou en académie, afin de déterminer quel membre doit être amputé.

Cette interminable opération se réalise en agissant par la mise en place d’un financement de plus en plus asymétrique, processus rendu invisible par la grâce d'une communication anesthésiante.

Toutefois la réalité de l’environnement culturel, du local au plus large, demeure une épreuve de steeple-chase.

En conséquence, il n’est pas sûr qu’un unijambiste, même ambitieux, y fasse bonne figure.

Le Cargo et la houle

2021 fut une année passablement chahutée et l’Atelier Grand Cargo a frôlé le naufrage, entre autres et en partie, à la suite d’une décision négative de la sous-commission des arts de la scène.

Ce risque ne sera pas écarté tant que la philosophie de la gestion culturelle cantonale se fondera selon les prescriptions mises en exergue ci-dessus.

Même si le montant des subventions cantonales est d’une maigre ampleur dans la masse réelle d’un budget de production, son octroi est primordial afin de renforcer la crédibilité du requérant auprès des autres subventionneurs publics ou privés.

C’est un verrou qui ne semble pas avoir été perçu à sa juste valeur par l’ensemble de l’organigramme administratif et étatique.

Voilà quelques éléments de l’équation devant lesquelles le Cargo est au mouillage, mais le baromètre s’effondre et le modeste capitaine que je suis, sait être dos à l’abîme avec la certitude d’une impossible reculade.

Devant la tempête, le statu quo amène à coup sûr au naufrage.

Alors, cap sur la houle et les creux des 40° rugissants en vous souhaitant la meilleure des années à venir.

Yves Robert


(1) interprétation d’une formulation de Sandra Lucbert : « le bariolé dans l’identique », autrement dit une vérité inéluctable et unique validée grâce aux apparences d’un pluralisme coloré. / ou, c’est comme ça, donc on peut rien y faire.

(2) Je n’ai à craindre ni mort, ni ruine, jusqu’à ce que la forêt de Birnam vienne à Dunsinane. – Macbeth