Laudatio de Grégoire Müller, le 9 mars 2021

Faire le portrait d’un peintre, c’est une gageure. Un peu comme de risquer celui d’un écrivain à travers l’analyse de ses personnages. Le « Madame Bovary, c’est moi » de Flaubert ne marche pas avec les images créées par Grégoire. Est-il ce poignard peint sur fond noir, ce bonze en feu souriant comme Mona Lisa, ces corps sacrifiés à l’ignominie barbare  du commerce de la guerre ? Est-il tout cela un peu ou ses toiles ne sont-elles là que pour recouvrir autre chose ?

Si tout cela nous démontrait plutôt que ce qu’il nous donne à voir n’est qu’un drapé baroque jeté sur les sacrifices carnavalesques de la réalité ?

- Où est donc Grégoire ?

La même question a été posée dès la petite enfance à ses parents bien empruntés pour y répondre. Le père, artiste sculpteur, et la mère bohème, trouvent des excuses à leur lâchage, persuadés qu’ils sont que leur tâche et leur mission est ailleurs que dans le rôle de parents.

- On l’a placé chez ses grands-parents, à Morges. Ils ont une belle et grande maison. « Grégoire sera plus heureux avec eux qu’avec nous ».

C’est ainsi qu’on crée des existences flottantes dans le bain amniotique d’une réalité qui lâche, qui ne tient à rien, qui cherche désespérément des repères, une manière d’être contre l’innommable de cette épreuve d’artiste, l’enfance hors du giron de papa et maman. En 2017, pour ses 70 ans, Grégoire revient avec pudeur sur cette enfance dans son récit La maison de Morges.

- Il est où Grégoire ?

Il est là aussi, beaucoup, dans ses livres : 11 publications à ce jour, dont 7 à teneur largement autobiographique. Grégoire n’en finit pas de se raconter, non pas qu’il se trouve plus intéressant qu’un autre, mais, comment dire, il s’agit pour lui de laisser des traces, les siennes, faites à la main, comme les premiers figuratifs d’Altamira et de Lascaux ; on naît tous dans une caverne et on y finit aussi, ainsi va l’humain. Le nôtre, ce Grégoire Homo sapiens, n’en finit pas de s’interroger, parce qu’il s’est laissé porter par le feu, et qu’il sait qu’un tison, tenu à bout de bras, laisse une empreinte hasardeuse, parfois fugitive, une empreinte qui explore le lien ténu entre la vie de tous les jours et le chant des pistes, le beau chant de l’humanité. Et quand le tison répand de son noir sur la toile, sur la jute, sur la pierre, ce noir peut éclairer et raconter la naissance du charbon, mais avant lui la branche de saule, les chatons dansant dans l’aube frileuse, les feuilles tétant avidement la sève, la sève qui vient des racines, de l’humus des plantes plus anciennes, de leur décomposition…

- Il est où Grégoire ?

Il est à Paris, venu y faire son pirate. Un séjour raconté dans le livre « Sous les pavés » paru en 2019. C’est 1968, la castagne et les ateliers de peintres, les petits boulots et les rencontres, les amours jaunes et les crève-cœur sanglants. Il a 19 ans le môme et il est bien décidé à mettre de côté son enfance de petit-fils de bourgeois. Ça tombe bien : le monde mue. La peinture aussi, mais pas assez vite. Il apprend à dessiner, il écrit surtout, sur l’art, sur la mutation espérée, sur le grand désir de réinvention du monde.

Harald Szeeman l’invite à Zurich pour l’assister à mettre en place une exposition qui fera date : « quand les attitudes prennent forme », une expo qui marque la reconnaissance du processus de création comme partie intégrante de l’œuvre d’art. Quand la main à la pâte s’expose avec le gâteau. Le monde mue. Beuys travaille du chapeau, Richard Serra enroule ses plaques d’acier rouillé…

- Il est où Grégoire ?

Il bosse dans l’atelier de Richard Serra justement, il l’aide à fondre des moules en plomb. On est à New-York, la ville de « Ramblings », un autre livre paru en 1996. Il y est arrivé avec sa première femme, deux valises et septante dollars. En sous-titre, son livre est explicite : « Art et survie à Manhattan », son quotidien pendant dix-sept années. L’art partout, il rencontre tout ce qui se manifeste entre la contre-culture des années septante et le post-modernisme des années 80. Les noms de ses proches ? En voici quelques-uns triés sur le volet : Andy Wharol, Bob Rauschenberg, Sol Lewitt, Phil Glass, William Burroughs…

C’est que Grégoire est devenu incontournable dans son rôle de critique. Il est rédacteur à Arts-Magazine, revue branchée s’il en est. Il signe son premier livre en 1972 The new Avant-garde. Il a une première fille, Francesca, avec sa deuxième épouse coréenne. Le beau monde lui est ouvert. Tout semble rouler pour lui, sauf que la promesse qu’il s’est fait à lui-même, adolescent de quinze ans, il l’a oubliée. Alors, pour retourner à la peinture comme on retourne dans la grotte de sa croyance initiale, Grégoire lâche tout : femme, enfant, situation enviable dans la presse. Je le cite : « Je veux me défaire de ce que j’ai accumulé pendant ces trois ans : appuis, influences et autres relations… Pour repartir, anonyme et en solitaire, sur la voie de la peinture. »

- Il est où Grégoire ?

Grégoire peint. Dans un loft fréquenté et squatté par une faune interlope. Il y a son colocataire, Olivier Mosset et sa Harley Davidson, Ornette Coleman qui vient répéter avec son groupe. Il y a les sorties, les soirées givrées, les nuits poudreuses, quelques expos, quelques toiles vendues, la recherche obstinée de la figure comme nouvelle voie possible de la peinture. Un bel article dans le New York Times, la rencontre avec Pascal qui devient la mère de Saskia puis plus tard de Mischa Laura. Une autre expo très remarquée. Tout va bien. Trop bien ? Pour Müller, c’est le moment de mettre les voiles.

- Il est où Grégoire ?

A La Chaux-de-Fonds… Il s’y est installé il y a 34 ans. Avec son prénom de premier chrétien allumé, avec sa barbe de maître zen, avec sa femme d’Amérique aux yeux de lampes à huile dans les mines de plomb, avec son équilibre de derviche tourneur, avec son parler de griot du comptoir au café des arts, Grégoire peint, dessine, malaxe, évoque. Et son débit de toiles — qui sont comme des mots de la profération tribale — marque et souligne notre pénombre, d’une noirceur étale, prise souvent dans le registre même du coton ou de la jute, comme si la nuit seule pouvait être éclairante. Mais d’un revers de veston, Müller balaie nos truismes en cimaise et tranche dans le vif comme dans les habitudes, il peint et dessine, parce que c’est comme ça : une évidence. Ça se fait à l’horizontale, à même le sol, pour se soucier toujours de la planète terre et de l’humus, et du tatami sous les pieds. Car le bonhomme est initié aux arts martiaux : 5ème dan de karaté, vers la maîtrise du corps et de l'esprit comme les samouraïs qui ont inspiré cette pratique, avec leur code d’honneur des vertus parmi lesquelles figure le courage : Ce courage qui nous pousse à faire respecter, en toutes circonstances, ce qui nous paraît juste et qui nous permet, malgré nos peurs et nos craintes, d’affronter toutes les épreuves.

Autre vertu des samouraïs : la modestie et l’humilité. Et surtout : la droiture. Faire preuve de droiture, c’est suivre la ligne du devoir et ne jamais s’en écarter. Loyauté, honnêteté et sincérité sont les piliers de cette droiture. Fin de mon emprunt à Wikipédia.

La ligne du devoir du samouraï, c’est aussi la ligne du peintre, ce qu’il appelle parfois la touche. Je le cite : « En soi, chaque marque est abstraite, tout au plus reflète-t-elle une technique. Mais lorsque le geste le plus minime trouve sa place dans la cohérence d’une composition, il signifie, comme un mot, un accent, une intonation. » Je rajouterai : une langue, une musique, des tons, une harmonie.

- Il est où Grégoire ?

Il est là dans son travail de karateka des arts. Dans sa ligne du devoir duquel nulle gloire n’est attendue, même pas un Prix de l’Institut, aussi justifié soit-il.
Moi, il me gonfle Grégoire quand il parle de ses amis qui ont réussi. Les gagnants ne savent pas ce qu’ils perdent, ai-je envie de lui répondre, mais il le sait déjà, le gars qui peint sur du noir, au sol, dans la tranchée de l’art, à mille mètres d’altitude.

- Il est où Grégoire ?

Le vrai Müller, le Grégoire à la tour abolie, peintre en son île noire, a le cul entre deux arts, l’image et l’écrit, parce qu’il écrit le bougre et mille milliards de mille sabords, il le fait tout à fait juste, parce qu’il a le sens de la ligne, du dessin, des idées et pas peur de la gomme. Cet assemblage des mots et des craies lui offre d’étaler ainsi sa conception variable de la représentation mentale : ici le fauteuil de l’art plastique et là le prie-dieu de l’écriture. En jeu : la beauté. Je cite un extrait de son dernier opus, un roman encore manuscrit :

La beauté, quand on ne fait que la cueillir pour la savourer, a une dimension égoïste, et ce, même si on la partage. Il faut savoir, au contraire, la dénicher où elle se cache, dans l’horreur même ; dans la vérité, aurait peut-être dit Kant !

- Il est où Grégoire ?

Il est n’importe où pourvu que la beauté puisse en surgir. Et, pour finir, encore un extrait dialogué de son dernier texte :

- Fiches-toi de moi autant que tu le veux. Sans cette dimension qui nous relie au Mythe, avec un grand M -et ce, le plus souvent, à travers la folie et la mort, l’Art ne serait qu’un divertissement. Les grands artistes, j’en suis convaincu, incarnent cette dimension mythique. Ou mystique, comme tu veux… comme les saint d’antan !
Jonathan lève son verre de Gin

- Ceci est mon sang !

- Il est où Grégoire ?

Il est avec nous. Pour toujours. Merci à lui.


Pascal Rebetez