cravates et vieilles chaussettes

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éditorial du 13 juillet 2024

un préambule – état à ce jour

Lors de notre cale sèche (voir édito précédent), depuis janvier jusqu’à fin juin 2024, dix projets en phase de développement ont été hébergés au Grand Cargo.

Nous avons accueilli dans nos murs 46 artistes, intervenants et techniciens œuvrant à des travaux permettant d’envisager la transmission d’un objet artistique – écrit, spectacle ou installation, etc.

Certaines productions ont été présentées, d’autres appartiennent à l’avenir ou ont rejoint le grenier des rêves oubliés.

La Ville de La Chaux-de-Fonds nous fait confiance et demeure un soutien appréciable, reste cet ancrage qui nous permet de résister aux vents contraires.

Sur le front des tempêtes, la tendance à la normalisation ou à l’uniformisation de l’espace culturel se poursuit. Les bourrasques sont alimentées par des certitudes technocratiques, des désirs de contrôle ou une conscience exacerbée de « l’entre-soi ».

Afin de réfléchir à tout ça, durant l’été, s’impose la lecture du livre de Pierre Bourdieu

« La distinction » 

C’est avec plaisir que je vous annonce une nouvelle création théâtrale pour cet automne à propos des aventures amoureuses de René Gori, chroniqueur habitant Utrecht et régulièrement publié dans le journal Le-Ô.

Au plaisir de vous revoir toutes et tous, et place à l’édito

édito – cravates et vieilles chaussettes

Dans une rue étroite se trouve un curieux magasin dont l’enseigne attire l’œil.

Cravates et vieilles chaussettes – Maison sérieuse depuis 1930

La porte sépare deux vitrines d’égale dimension.

Celle de gauche est remplie par des lots de cravates nouées soigneusement sur des manches de brosses. Les teintes des tissus sont monotones et forment un léger dégradé qui serait apprécié par les huissiers de justice. 

Le vitrage de droite dévoile des chaussettes pincées sur des cordes à linge tendues d’un bord à l’autre. La plupart sont usagées, voire reprisées, mais toutes semblent en bon état et se tiennent prêtes à être enfilées sur des pieds de toutes pointures.

Derrière, on devine un comptoir et une caisse enregistreuse désuète. Plus loin dans l’ombre, une petite table ovale munie de deux fauteuils en rotin est surmontée d’un samovar lâchant par intermittence quelques ronds de vapeur. Le boutiquier attend les rares clients avec la patience d’un rideau dormant au soleil. Parfois, il se lève de son siège et époussète la sonnette au-dessus du chambranle.

En face, de l’autre côté de la rue, un fourretout moderne de prêt-à-porter bat le tambour et ne désemplit pas. Les couleurs jaillissent de l’achalandage et éclaboussent les passants par la grâce des néons clignotants. Régulièrement, sitôt sa fortune faite, le propriétaire revend son bien à un nouvel entrepreneur qui changera les logos et les marques, mais les habits resteront à peu près les mêmes. La tranquillité de chacun et le plaisir du commerce sont des valeurs immuables. Sous la lumière crue, le local est sans mystère et les vendeurs étalent leur joie juvénile, se renouvellent, se multiplient et claquent des « selfies » devant les annonces de têtes de gondole.

Je n’avais pas besoin de cravates, de chaussettes, de casquettes, ni du dernier T-Shirt à la mode. J’étais au milieu de cette rue et je regardais alternativement l’Ancien Monde et sa poussière, le Nouveau Monde et ses promesses.

Plus le temps passait, plus je me reconnaissais dans les cravates et les vieilles chaussettes.

Pour dire les choses, et par exemple, je n’ai jamais apprécié ces cafés conçus pour plaire à tout le monde dont le goût est invariable que l’on soit à Sydney ou à Toronto.

Au Grand Cargo, j’aime ce qui s’installe dans la durée, ce qui ne se préoccupe pas des tendances, qui ne se dilue pas dans les convenances et rappelle que le théâtre est un métier de mots, parfois obsolètes, parfois aigrelets, parfois fragiles, parfois petits et discrets,  sournois et maladroits, mais qui tous demandent à être entendus pour ce qu’ils sont.

N’ayant pu résister à l’appel de la poussière, je suis reparti deux heures plus tard avec une cravate, qui ne me servirait à rien, et deux paires de chaussettes ressemblant à des accordéons.

Il y a toujours une certaine forme de poésie dans ce qui est d’apparence inutile.

Deux heures, c’est le temps accordé par le boutiquier pour raconter un seul épisode de sa vie.

Pour écouter la suite, je reviendrai.

Yves Robert

lire, écouter, écrire et s’informer