la supercherie et la cohérence

éditorial du 6 juillet 2025

préambule, la venue des orages – serrer la toile

Par le passé, la situation du Cargo n’a jamais été stable, néanmoins il a toujours été possible de naviguer malgré les écueils.

Mais force est de constater, une nouvelle fois, que des éléments contraires et imprévisibles mettent à mal le travail qui est le mien, fragilisent les équilibres qu’il était nécessaire de rebâtir, encore, et encore.

Je vous propose de remonter le temps afin de comprendre les origines d’un de ces contraires imprévisibles.

les origines, afin de comprendre ce qui est induit

« En 2013 à l’initiative de Daniel Rossellat », nous informe le site de Capitale Culturelle Suisse – CCS (1), « inspiré par le succès des capitales européennes de la culture, le président du Paléo Festival et maire de Nyon s’est entouré de personnes ayant collaboré avec lui lorsqu’il était directeur des événements d’Expo.02 pour construire et défendre l’idée d’un programme de Capitales culturelles suisses ».

Puis cette idée est parvenue, semble-t-il, aux oreilles d’un Conseiller d’État, qui l’a relayée à d’autres oreilles et en fin de compte, elle s’est imposée comme une perspective fantastique pour la ville courageuse sur la montagne, cette ville si fière de sa culture alternative et engagée, si généreuse dans sa culture populaire.

La cible idéale à la réalisation de l’édition pilote.

Personne ne s’interrogeait sur l’origine de la proposition, soit l’un des fondateurs d’un des plus grands festivals musicaux de Suisse, et, de fait, représentant d’une culture d’entreprise et commerciale hors du commun – de l’industrie culturelle.

Ignorer cette relation, comme ignorer son passage à la direction des événements d’Expo.02, c’était prendre le risque de ne pas percevoir la culture managériale instillée dans le projet et l’inévitable destination de pouvoir pyramidale qu’obligerait le désir d’une réussite sécurisée et performative.

Le projet a suivi sa route, et il n’est pas nécessaire d’en dresser la cartographie précise (à d’autres le soin d’en faire œuvre, si besoin).

J’en arrive aux années récentes, vers 2023, un peu avant ou après, et leur suite, avec ma perception des paroles et des actes.

L’art de la déflexion participative

La déflexion est l’action de dévier la direction de quelque chose, un objet, un fluide ou un concept, par exemple.

Mais que vient faire la déflexion ici ?

J’ai par intermittence suivi le développement du projet Capitale Culturelle, lors de deux rencontres destinées à nous faire partager l’impatience et la joie d’y participer, ainsi que par des discussions régulières avec l’un ou l’autre des protagonistes.

En leitmotiv ressortait le principe d’un développement participatif, et que nous serions informés et consultés.

Dans ce cadre initial, nous avons pu jouer à un semblant de consultations lors de tables rondes et effectuer des collages de post-it annotés. 

Quelques insolents, dont je faisais partie, indiquaient qu’une direction pyramidale n’était pas un concept chaux-de-fonnier, puisqu’il attribuerait un pouvoir sélectif sur les artistes ou les structures, autrement dit, cela exigerait un tri dans la culture locale.

Nous recommandions une coordination, soit un système horizontal répartissant les responsabilités et laissant à l’ensemble des protagonistes la capacité d’agir selon leurs compétences.

Nous mettions en garde sur le fait que la verticalité serait dénigrante, puisqu’elle obligerait les postulants à se soumettre au désidérata d’une expertise culturelle.

Certains d’entre nous, pratiquant le métier depuis plusieurs décennies, et très souvent dans des situations de précarité, seraient contraints à une soumission volontaire par danger économique.

En plus, l’imposition de thématiques nous semblait antinomique avec l’action artistique, parce que, par essence, celle-ci doit rester libre de choisir son chemin.

Pour moi, le participatif s’est arrêté là, et je ne sais pas si d’autres ont eu la grâce, par la suite, de tirer des plans sur la comète (2).

L’année passée, par la presse et les réseaux sociaux, j’ai découvert la mise au concours d’un poste de direction artistique, une annonce qui confirmait le choix d’un système vertical et le risque évident d’une manifestation verrouillée par l’expertise.

Plus récemment est parue une injonction sympathique à découvrir les règles du jeu afin de participer à des thématiques mensuelles, réparties sur douze mois et douze propositions – toutefois, une légère inflexion semblait indiquer, en fin de litanie explicative, que nous ne serions pas obligés de suivre les thèmes proposés.

J’ai perçu cette dernière mansuétude comme l’expression d’une liberté surveillée, car, hors de l’hypocrisie couvrant généralement la répartition inéquitable des moyens dans la culture, je sais que l’appréciation des experts est notoirement favorable si l’on œuvre dans leurs sens ou selon leurs « règles ».

Le participatif, tel que je me l’imaginais, ou tel qu’il était sous-entendu lors des maigres travaux préparatoires, était définitivement mort et enterré dès ce moment.

Il pouvait laisser place à la résurrection souhaitée d’un autre et très différent participatif.

Soit le participatif dans les règles et le cadre fixé par les experts, incitant la main-d’œuvre locale à se débrouiller avec les contraintes et les budgets attribués.

Une inévitable servitude volontaire, où Monsieur Loyal laisse les éléphants et les girafes réaliser un tour de piste sous la lumière, les étincelles et les vivats.

Enivrés par les éclats, ces animaux retournent sagement au paddock, mais comment leur reprocher l’acceptation de cette domestication, quand la survie dépend de la quantité de fourrage attribuée par ce même Monsieur Loyal, lui-même dépendant des dames patronnesses, des partenaires publics ou privés ?

La culture n’est pas un espace libre, c’est une série de faux-semblants, comme le sont les décors de théâtre, et dont il ne faut jamais révéler la face cachée au public.

Tintin au Congo

La déflexion est faite, le participatif de main-d’œuvre est valorisé et se présente sous la forme d’une force de travail local, si possible garnie d’un engouement populaire généreux, force de travail fournie par les artistes et les gens habitants la ville sur la montagne.

Ils pourront devenir cette curiosité indigène qui émeut, par son naturel et sa générosité, les âmes citadines, éduquées et civilisées de la plaine ou du vaste monde.

En tant qu’habitant de cette cité, je ne peux m’empêcher d’avoir l’impression d’être l’un de ces « petits nègres » de Tintin au Congo.

Alignés sagement sur les bancs d’une école en torchis et toit de pailles.

Ils semblent heureux d’apprendre l’orthographe et les mathématiques grâce à un reporter blanc et intelligent – La Ford T est garée sur côté avec dedans, la carabine, la caméra et l’indispensable « boy ».

Dans notre situation, et en transposition, nous devrions être heureux d’apprendre notre métier d’artiste auprès de gens aimables, mais sévères, dont les compétences révèlent d’insoupçonnables qualités, qualités qu’ils pourront exporter ailleurs, sitôt la fête terminée.

Après leur départ et des adieux émouvants, nous balayerons les confettis et viderons les poubelles du banquet.

Qui oserait remettre en cause la réussite d’une telle opération ?

Les différents exécutifs ou législatifs ont attribué les millions nécessaires, les partenaires privés ont engagé leur l’intelligence de sponsors et les médias mordent rarement la main qui les nourrit.

Qu’ils se rassurent tous, à la fin, tout sera propre et les médailles distribuées.

À mes yeux, seule la connaissance des budgets et des stratégies, effectuée en amont des choix, aurait permis la tenue d’une capitale culturelle équitable avec un rapport de force honnête entre les parties et une réalisation typiquement chaux-de-fonnière.

Bref, de l’horizontalité et de la transparence.

Je sais que certains politiciens se sont battus bec et ongles afin d’infléchir le cap, et ont obtenu quelques résultats ténus.

En définitive, je constate leur impuissance tout en saluant leur courage.

Comme dit précédemment, il ne faut jamais révéler l’envers des décors.

C’est découvrir la matérialité des supercheries.

Pour ma part, j’ai regardé cet envers, et je me suis dit que je n’appartiens pas à La Chaux-de-Fonds telle qu’imaginée et élaborée par CCS.

Demeure la question : suis-je le seul ?

La réponse est dangereuse, car, dans l’un des cas, je serai solitaire dans ma cité, cité que j’aime.

La cohérence, comme une ligne d’horizon

Il y a presque dix ans se dessinait le projet du Cargo. 

Je ne disposais pas encore d’un lieu, mais, tout en cherchant un point de chute, j’élaborais les lignes de conduite auxquels je devrais tenir.

Le moyen le plus simple de faire comprendre ce qui anime mes décisions artistiques, stratégiques et administratives est de porter à votre connaissance quelques-unes de ces lignes. 

Pour commencer, l’action du Cargo ne devait pas perturber les équilibres du biotope culturel local et supplanter les activités préexistantes.

Dans ce sens, le Cargo doit rester un atelier, lieu d’artisanat destiné à plusieurs formes d’art, principalement axé sur le travail d’écriture théâtrale et la mise à disposition d’un espace d’exposition.

L’endroit ne reçoit pas de spectacles existants, car c’est un lieu où ils se construisent. On les essaye, on échoue, on recommence, encore, et encore, tant qu’il le faut jusqu’à trouver le geste – un atelier.

Ici, vous ne verrez pas de triomphes, mais des artisans, pas mal de copeaux sur le sol, des pièces ratées et pas mal de sueur.

J’avais la volonté de garantir la liberté sur le diktat du temps, autrement dit, savoir qu’un travail artistique n’est pas une invention qui émerge sur un claquement de doigts, mais qui s’inscrit sur une durée.

Autrement dit, fabriquer des « objets artistiques d’usages (3) ».

Sur un autre terrain, le Cargo est un lieu ouvert, laissant la place à d’autres artistes dans le cadre de résidences, toujours gratuites, et sans sélection artistique, car le seul juge de paix est le public.

Afin de préciser ce point, je m’inscris en réfutation de la conception bourgeoise et méritocratique, laissant les experts déterminer, souvent avant réalisation, ce qui aura la qualité nécessaire pour accéder à la scène.

Ce processus dit de « prescription (4) » est un des moyens de contrôle sur la création, et est surtout la garantie pour la « bourgeoisie culturelle dominante » de déterminer le bon ou le mauvais art, de fermer ou d’ouvrir la porte, de garder le décor propre.

Il est vrai que c’est le regard de l’autre qui donne une existence, mais seulement en aval, car en amont, il est une censure déguisée.

L’action artistique doit appartenir au monde parce qu’elle est un travail et non le gage d’une supériorité sur les autres.

L’art ne plait pas à tout le monde, ce n’est pas important – C’est la raison de la présence d’une machine à café dans les locaux, disponible à tout un chacun, pour parler foot ou de toutes les misères de la vie.

La culture est une généralité englobant les usages de la société et le tissu relationnel entre les individus, et il ne m’appartient pas ici d’en déterminer le cadre précis.

Au Cargo, je m’efforce à faire de l’art, c’est-à-dire d’accomplir le geste d’artisan qui fabrique une œuvre spécifique ne s’appartenant qu’à elle-même, avant que le public pose son regard et son appréciation.

Le résultat demande force de patience et de recommencement, d’avoir l’orgueil d’atteindre ce qui est par essence inatteignable.

C’est une défaite programmée, mais, comme nous le verrons en dessous, je revendique la défaite comme une nécessité.

Comme l’ensemble les activités humaines, le paysage culturel est un champ de bataille où la vérité se perd dans les travées de la communication, situation similaire à sa consœur sur le terrain des affrontements militaires – la vérité, première victime de la guerre.

En m’installant au Cargo, j’ai estimé que le meilleur moyen de retrouver une « ébauche de vérité », je devrais dire d’intégrité, est de chercher la cohérence des actes et des faits.

Si ce que je donne à voir sur scène raconte le monde, alors il m’est indispensable, hors de scène, d’affronter le monde tel qu’il m’apparaît, d’agir en fonction et de ne pas céder aux facilités diplomatiques donnant accès aux moyens de production.

Les propos de ma part d’auteur ne doivent pas être trahis par mes nécessités de producteur.

Dans ce sens, il serait profitable de déposer un projet consensuel en répondant aux règles du jeu fixées par CCS, de rester dans un silence poli et de laisser l’eau couler sous les ponts, mais ça serait contrevenir à la cohérence que je recherche.

Affirmer cette inflexibilité, c’est construire la défaite, car on ne lutte pas impunément contre la détermination des rouleaux compresseurs, que cette détermination soit volontaire ou non.

Le rouleau compresseur compresse, c’est dans sa nature.

Un événement de l’importance de CCS aplanira le terrain et mangera la quasi-totalité des ressources, marginalisera les « ZAD » et bénéficiera d’une aura médiatique hégémonique.

On l’a compris, mais je le dis avec la simplicité des mots, en tant qu’acteur artistique local, je ne participerai pas à la Capitale Culturelle (peut-être me verra-t-on à l’un ou l’autre des spectacles, spectateur attentif et respectueux du travail des copains).

C’est dans ce refus que s’inscrit la défaite, parce que je la choisis.

de la défaite et de la légèreté

Ces dernières années, des amis bien intentionnés, et à qui je conserve toute mon amitié, n’ont eu de cesse de me rappeler qu’on ne mord pas la main qui nourrit, qu’il faut savoir faire le dos rond et saisir les opportunités lorsqu’elles se présentent.

Je pense de plus en plus qu’il s’agit d’une erreur d’appréciation et que la défaite est préférable.

La défaite est cet instant magique et désespéré où l’on refuse de reculer, de faire consensus et de se plier aux conditions du dominant.

On sait la défaite inéluctable, car le rapport de force est défavorable, mais on crée un miracle, sous la forme de l’apparition d’une ligne rouge tracée sur le sable du temps, que peu remarque et qui n’est, pour certains, qu’une simple gêne.

La seule existence de cette ligne fragile remet en question le dominant, soit il écrase, soit il s’arrête.

Sa responsabilité est révélée, pour peu qu’on veuille la donner à voir.

Le perdant reste un perdant, il se débrouille avec les ennuis et les désillusions.

Ce qu’il a gagné par sa défaite n’appartient qu’à lui et reste sans valeur pour les autres, même si, parfois, un quidam attentif remarque que la démarche du perdant semble plus légère.

conclusion, une joyeuse mandoline

Durant les temps à venir, et surtout durant cette année 2027, le Cargo essayera de maintenir ses activités usuelles en conservant son mode de production, proposant des « objets artistiques d’usages » et garantissant son travail d’artisan (5).

D’un autre côté, et dans un futur proche, je suis curieux de voir les effets, ou l’absence d’effets, sur notre travail suite à la défaite annoncée et assumée.

Cet automne, le Cargo revient grâce à une exposition de photographies de Gênes avec la présentation de deux ou trois monologues réalisés en résidence d’écriture.

En effet, la Ville de La Chaux-de-Fonds m’a offert durant les mois de mars, avril et mai 2025 la possibilité de travailler dans ce port italien.

Je suis sensible à l’importance de ce soutien et je les en remercie.

Après, je ne sais pas la couleur des avenirs possibles, mais on verra s’il se dessine une ligne d’horizon au-delà du brouillard.

En rédigeant cet éditorial, me tourne en tête la ritournelle joyeuse chantée dans un film d’Alfred Hitchcock par Doris Day : Que sera, sera.

Accompagnée par une mandoline, cette chanson entrainante parle de la différence entre nos rêves et le réel advenu de nos vies, mais ce qu’il faut retenir, c’est que cette lucidité n’est aucunement triste et la mélodie demeure enlevée.

Le film est The Man Who Knew Too Much… 

Yves Robert, La Chaux-de-Fonds, le 6 juillet 2025

Notes

1 LCDF27 est la structure locale gérant le projet de capitale culturelle.

2 Je précise, afin de ne pas l’oublier, que j’ai partagé un repas en 2024 au Cargo avec la directrice artistique et le directeur administratif – à ce jour, en partie à cause de ma mémoire défaillante, je ne saurais dire ce qu’il en reste, à part une impression de brouillard et d’une absence d’horizon (Il me fut toutefois confirmé qu’aucune aide structurelle n’était prévue dans la phase de développement, autrement dit, le Cargo devrait assumer seul les charges liées à l’élaboration d’un projet – pour une structure aussi fragile que la mienne, j’avais indiqué que c’était vraisemblablement éliminatoire).

3  Par opposition à un « objet artistique de consommation » dont CCS est un exemple, soit une utilisation éphémère et spectaculaire nécessitant de grands moyens de mise en œuvre sur une durée courte : une culture à usage unique – par métaphore, un mouchoir en papier moderne, soyeux et pratique versus le mouchoir tissu, rêche, mais réutilisable et ayant traversé le temps.

4 La prescription dans le sens culturel est apparue, entre autres, en Angleterre durant les années Margaret Thatcher. Les prescripteurs avaient pour mission de changer la destination des fonds culturels, jugés comme trop souvent attribués à des créateurs « politiques », en les dirigeant vers un nouvel usage : le divertissement.

5 Alors que je terminais la rédaction de cet édito, armé d’un certain optimisme, le service cantonal de la culture a mis en ligne les critères d’évaluations pour les demandes de subventions. À l’évidence, le travail artisanal et artistique mené à Cargo ne rentre pas dans les visions « prescriptives » issues ou confirmées par la toute nouvelle loi sur l’encouragement culturel. Peut-être qu’un jour, il faudra s’intéresser sérieusement aux conséquences durables de ce texte de loi et se demander pourquoi, à certaines occasions, nos députés font si peu république (mais, c’est une autre histoire).

lire, écouter, écrire et s’informer