Lili aimerait faire durer le temps… Elle porte un déshabillé en tissu synthétique. Elle reste les jambes nues parce qu’il ne fait pas si froid. Dans la rue, les voitures passent et un chien aboie de temps en temps. Son client n’a pas encore remis ses vêtements et attend. Le petit carré d’un miroir lui renvoie l’image de son âge ; le reflet des outrages. Entre deux sourires, elle se vide avec sa voix de clarinette, raconte sa vie de…
le personnage et son costume
Lili (L’Étoile du Nord) est une prostituée d’un certain âge. Elle porte une perruque, une chemise synthétique colorée.
ce que l’on découvre
Elle babille avec un client hors champ. Elle noue une capote usagée.
Lili : Tu ne savais pas où la mettre, c’est pas grave. Ici, ils ont l’habitude. On laisse sur la commode, ils ont l’habitude, c’est tout. Ce n’est pas grave.
J’aimerais bien que tu restes. Y a plus beaucoup de passage. Ça dérangera pas. C’est des nuits qui ne finissent pas. Je t’ai donné du plaisir, donne-moi du temps.
J’ai l’écume sur le cœur. J’aime bien faire des petites images. J’ai l’impression que ça raconte mieux. Ça s’appelle des métaphores. J’ai un peu de vocabulaire.
Les putes ne sont pas toujours des dindes.
L’écume monte sur le cœur. Elle monte si tu n’y prends pas garde. Une vague sur les galets. Ça serait bien d’y laisser le temps de s’enfoncer et de disparaître. L’écume, c’est une saloperie qui n’a l’air de rien. Tu marches, tu files au ras des vagues, tu as du vent dans les cheveux.
Surtout, tu te crois jeune.
Tu marches aussi longtemps que ça semble possible. Tu regardes le bas des pantalons, il y a des taches. Tu pourras plus les effacer.
Alors il faut parler.
C’est le silence qui tue. Pas le passé, pas les trucs qui collent au cœur. Le sourire perdu.
L’eau.
L’eau claire qui coule sous les ponts. Les drames et tout leur bataclan. L’écume monte à la tête, ça fait des cheveux gris. C’est du vague à l’âme.
Tu comprends ?
Tu comprends, je suis perdue.
Oh, ça va pas dégouliner de tristesse, je laisse ça aux accordéons. Tu peux te rassurer, mettre le cul sur la moquette et tirer sur une clope. Ici, ils passent l’aspirateur, l’établissement est bien tenu. Ça va pas te salir les fesses.
Évidemment, il faut pas s’assoir sur la commode.
Je veux juste que tu écoutes.
Tu hésites ?
Je sais, c’est non-fumeur, mais qui va contrôler ?
Je veux pas être pathétique. Les passes se font rares, t’es un type bien. Y a mieux gaulé que moi. Des jeunes avec de la paillette jusque sur les chattes.
Je suis vieille école.
J’essaye de sentir bon et de faire propre.
J’aime pas les décorations inutiles.
C’est un soir comme tous les autres soirs.
Interminable.
Je fais plus concurrence.
J’ai été surprise que tu me fasses monter. Parfois, je fais encore affaire le dimanche. Les autres s’accordent un congé ou une partie de campagne.
J’étais surprise.
J’ai eu un doute.
J’ai pensé que tu étais un pervers, que je prenais un risque. Que je pourrais finir fait divers. La petite rubrique qui prend de plus en plus de place.
Il ne se passe plus rien d’autre dans le monde ?
Tu as été très doux, classique, de la classe. J’ai presque eu envie de pas faire semblant.
Tu m’en veux de dire ça comme ça ?
Faire semblant, ça protège, faut pas m’en vouloir. C’est un drôle de métier. On est un peu des comédiennes.
Toi, tu as de l’expérience.
Tu dis rien.
Je me trompe ?
C’est du jeu, comme au théâtre. Il faut satisfaire le public.
Nous, on exige le cachet avant, y a pas d’applaudissements après. La révérence, on la fait au début du show. On emballe l’attirail du client pour l’ouverture des rideaux.
On a appris à se protéger, y a eu des morts. On a perdu des sourires à jamais. Ça a été une sale période. Les années quatre-vingt.
Tu paies pour le grand jeu, alors on le fait. On écarte les cuisses et on éclaire l’origine. On présente les chocolats. On sait que vous êtes des gourmands.
C’est pas rare que ça soit rapide. Vous lâchez ça comme si ça débordait.
Un trop-plein.
Tout de suite ça vous appartient plus. C’est comme si c’était déjà à nous. Que vous vouliez ne plus en entendre parler. Une pacotille de nacre abandonnée sur le coin d’une commode. Un truc pour la femme de ménage.
Le trop-plein.
Vous n’avez pas de femme dans votre vie ?
Pas assez, peut-être ?
Exigeante, peut-être ?
Qui n’aime pas ou qui n’aime plus ?
Tu n’as pas de femme pour te tenir chaud ?
Se tenir chaud…
Nous sommes des solitudes qui se rencontrent.
On couche. Deux dans le même pieu, mais on reste seul. Ça ne s’explique pas. On se caresse, nus avec nos sexes au bout des doigts. On se touche, on gémit pour de vrai, pour de faux. On fait la comédie des odeurs, des échanges, de la sueur. Mais on reste seul.
Tu as gloussé comme un dindon.
T’avais l’air égaré.
Tant que tu écoutes dans la chambre, je peux croire qu’un autre jour est possible. Que ça serait autre chose qu’un coup payant. Deux solitudes ensemble.
Si tu remets ton pantalon. Il faudra bien que tu le remettes. Tu partiras, un regard rapide sur la commode. Pour ne pas oublier les clefs de la voiture ou d’autres choses.
Je reconnais toutes les fermetures éclair rien qu’à leur bruit. Un geste rapide, toujours le même. Cette manière de vérifier que tout est à sa place. Ce besoin de sentir que vous repartez avec vos couilles.
Tu passeras la porte avec le souvenir d’un nom de pacotille. Celui que je donne en pâture à mes clients.
Le vrai, le mien, celui qui était sur le formulaire de baptême. Celui qui se nichait dans la bouche de ma mère. Je le garde comme un secret.
Dans tes moments solitaires, je n’aimerais pas que tu jouisses sur l’image de mon ossature et mon vrai nom.
Je me sens salie, quand j’imagine qu’on le fait en pensant à moi. Dans les chiottes, sous la douche ou dans le carré papier d’un mouchoir. Je me sens salie de ne pas recueillir la nacre à l’intérieur, là où ça doit se nicher. Je comprends que ça soulage, mais ça se perd dans l’amertume de l’océan.
Tu te souviendras de mon nom de pacotille ?
Je veux dire quand tu seras dans la vie de tous les jours. Je veux dire quand tu seras dans le monde banal.
C’est important ?
A-t-on a besoin de savoir le nom de qui on baise ?
Ce n’est qu’un corps.
Je ne sais pas le nom de mes clients. Je veux pas savoir. Une personne sans nom, ça reste animal. Tu peux avoir de la tendresse, mais ça n’engage à rien. Ça reste distant.
Tu es chic. Tu m’écoutes sans broncher.
Je devrais te remercier, mais ça me rend triste. (Que) Tu m’écoutes comme ça. C’est pas normal.
Tu aurais dû te lever et sortir, reprendre ta queue. Oublier la vieille pute qui jacasse.
Ça rend triste parce que tu m’écoutes par pitié.
Est-ce que tu m’écoutes par pitié ?
Tu bouges pas. Tu es le silence. C’est une plaque de marbre sur les épaules.
Le silence.
Le silence, c’est du marbre dans les cimetières.
On m’écoute par pitié. On pense que c’est par pitié.
De la curiosité.
Dans les années printemps, on m’écoutait parce que j’étais drôle. J’avais pas l’intelligence, mais j’avais de l’esprit. Y avait du plaisir avec ma compagnie. Je savais des chansons et des histoires curieuses. Je fumais des heures, je bavardais avec une voix de clarinette.
J’étais un concert de jazz à moi toute seule.
C’était cool et reposant, un peu sexy, toujours nostalgique. Et puis, j’étais facile. J’aimais ça.
Je me laissais prendre. J’aimais me faire cueillir. Une vanité de jolie fleur.
Est-ce que tu m’imagines jeune ?
Moi, plus.
Je me souviens, je me souviens d’une autre.
Une jolie à la peau douce, un peu nacrée. Un corps qui se courbait sous l’orage, sous l’emportement des hommes. Un roseau avec le duvet de juillet. C’est comme si tout était sain, vivant et jeune. Même le plaisir était jeune. Je ne sais plus ce que c’est.
Le plaisir jeune.
C’est un regret, une chose que je ne trouverai plus. Ni dans le creux d’un lit. Ni dans la douceur d’une queue. La caresse intime d’un homme prévenant.
Toute la mécanique est usée, j’ai des sensations rêches. Vieillir, c’est être rêche et ne plus se souvenir du temps où c’était doux.
Je ne veux pas paraître misérable. J’aimerais que tu trouves des éclats. Des morceaux dans le sorbet. Du citron sur ma peau et dans mon regard. Un peu acide et joyeux. Cette petite musique à la clarinette.
Si tu veux encore une fois ?
T’as payé pour la nuit.
Parler des années jeunesse, ça rappelle que c’est rare les caresses. Ça rallume les étincelles.
J’aime quand je suis couchée sur le ventre. Tout le poids d’un homme sur moi. J’aime quand les formes s’épousent. La chaleur de sa queue sur mes fesses. Ses baisers sur le cou, le souffle dans les oreilles. Ses mains violentes. Des étaux qui étirent mes bras, me brisent les épaules. Cette force de l’homme, vaine et indispensable.
Tu pourrais t’asseoir à côté de moi. Je te tiendrais l’attirail.
On serait comme un vieux couple.
Il ne se passerait rien d’autre qu’une peau qui se frotte doucement à l’autre. Sans honte. Sans gêne.
Qui verrait ?
Dieu est une bouteille vide. Fracassée.
Tu ne veux pas venir.
Ça fait peur ?
Ils ont fracassé Dieu pour avoir chacun leur morceau. Ils ont répandu les tessons sur la crête des murs. Ils ont mis les tessons de Dieu entre nos corps. Nos besoins, nos plaisirs, nos amours.
Je n’aime pas cette manière de croire.
La baise, c’est beau. Même si ça coûte. Même si ça écorche. Même si c’est du commerce. Une relation de travail. Une situation contractuelle.
C’est pas sale.
La saleté, elle vient avec les mots. Les mots qu’on met pour faire mal. Les mots comme des jugements. Les mots qui disent ce qui est juste, ce qui est faux. Les mots comme un tissage de mépris.
Je n’ai pas honte de laisser ma main s’égarer. Il faut réveiller les petits oiseaux dans la cage. Les laisser chanter.
Faut être maternelle.
Faut être salope.
Vous êtes fragiles.
T’es pas venu tout de suite. Tu ne faisais pas le fier. Ça marche pas à tous les coups. Tu t’es pas aperçu, mais t’as contrôlé. T’as glissé ta main, t’as vérifié que c’était dur. Après seulement, tu as été vraiment là.
C’est pas pour me moquer.
Je dis ça parce que c’est émouvant. C’est aussi reconnaître que mon corps est flasque. Que l’attrait s’est dilué. Je ne soulève plus les mêmes envies.
Je pourrais faire demi-tarif, ça ne remplirait pas la salle d’attente.
J’ai aimé que tu proposes de monter. J’ai trouvé bien parce que ça m’a fait moins de dégoût sur moi. J’ai repris un peu de valeur.
Toi aussi, t’es plus en beauté. T’as un ventre qui tombe malgré toi. (Mais) Tu as été doux. Tu as été rapide et t’as pas insisté. T’as pris le plaisir quand il était là. Tu l’as pas forcé. Tu as joui, sincère. Tu as joui sans tricher, sans exagérer.
Ta queue est fripée, du velours avec trop de replis. Du velours quand même.
Je crois que je vois de la beauté là où les autres détournent les yeux.
La rue est devenue trop dure. Comme le reste du monde.
On était une famille.
Avant.
(C’est vrai) Y avait des sales gosses, des pourris. Ils jouaient du couteau sous le nez des filles. Ils avaient des gueules de maquereaux. Les manières aussi. Y tapaient pour faire voir qui était le chef. Y tapaient sur les filles, des fois sans raison.
À la fin, y s’occupaient de nous. Y z’avaient des gestes, des autres gestes.
C’était des salauds avec de l’honneur.
On a tous des patrons.
Des gestes tendres.
C’était pas un monde idéal. (Mais) Y avait de la vie.
T’as bien un patron, toi aussi ?
Tu fais encore silence.
Les macs sont des vrais salauds. Mais de l’honneur. Un code comme qui dirait.
Maintenant, ils me lâchent. J’ai plus trop de valeur. C’est pas qui z’ont du dédain. Ils me laissent toucher des compléments. Me laissent faire le tapin sans prendre leurs gages. Y savent qu’il faut laisser un peu d’air. Un peu d’oxygène.
Ce qui reste de mon cul, c’est un petit capital retraite.
Je le place chaque fois que je peux. Ça pèse pas bien lourd, ça fait distraction.
Je peux m’offrir du bibelot, du cinéma et de la crème pour la peau douce. Je vais pas finir comtesse dans une baignoire à champagne. J’ai juste de quoi me payer un peu de mousseux de temps en temps. Je rêve de voyage sur les magazines.
Je voulais aller au Japon.
Il paraît que les filles, là-bas, c’est des geishas. Des dames. Elles te font musique et murmurent des poèmes.
Tu as les sens qui tournent. Tu sais plus d’où vient le plaisir. Alors tu meurs, chaque fois tu meurs.
Je me disais que j’aurais su. J’aurais appris à être geisha. J’aurais été la geisha blanche. J’aurais su me poudrer le nez, me faire des cils de jais.
Le jais, j’en ai jamais vu. Pour de vrai.
Tu as déjà vu ?
C’est si noir que c’est comme le vide entre les étoiles. C’est une pierre pour faire des parures. Un collier de jais. Un diadème de jais.
Imagine une femme japonaise.
Ces parois qui deviennent des portes. Ces murs qui sont des transparences. Ces musiques qui sont des mystères. Cette cloison qui s’écarte, cette femme qui apparaît. Accroupie, perdue dans une robe comme il n’en existe pas.
Je croyais que les choses qui n’existent pas n’existaient pas.
Tu me comprends ?
(Il y a) Des choses, on te raconte. C’est tellement beau que tu es sûre, ça dort au fond d’un océan. Personne peut voir ça.
Presque.
Tu te dis que seuls les poissons-lanternes le voient. Les gros poissons défigurés qui promènent une lampe devant eux. Les gros poissons qui dorment à mille milliers de mètres sous la surface.
Pour voir la beauté, il faut aller profond.
Se perdre dans des lambeaux d’obscurité. Il n’y a pas de beauté sans ténèbres. Eux aussi, on savait pas qu’ils existaient.
Les poissons-lanternes
Le vent avait eu le temps de dessiner le sable sur les plages. Et de recommencer, et de recommencer.
Un jour, on est descendu avec un sous-marin. Un bathyscaphe.
Je te l’ai dit, j’ai du vocabulaire.
Alors on a su qu’ils existaient. Les poissons-lanternes. Dans un Paris Match. Une photo en noir et blanc.
Sur l’autre page, c’était un petit singe en couleur. Un costume de fanfare, des boutons dorés. Un costume rouge.
Je ne sais plus l’année.
Je me souviens de l’autre page à cause du singe.
J’avais encore de la paille dans les sabots. Je lisais tout ce qui me tombait sous la main. Paris Match, des revues.
Des livres.
Ça faisait rire.
Le rire c’est parfois de l’admiration ou de la jalousie. C’est rarement du mépris.
J’étais innocente. J’étais curieuse. C’est un peu la même chose.
Je faisais un numéro en kimono avec un éventail. Comme une artiste.
Sur l’éventail était dessinée une grande vague. Avant qu’elle retombe. Du blanc, du bleu, du brun. Une crête comme des milliers de mains pour t’attraper. Te submerger, te caresser.
Je me cachais derrière. Je faisais semblant d’être exotique. Je pouvais demander plus.
J’avais mis une photo du mont Fuji. Avec une punaise, vers le carré du miroir. J’aimais bien faire semblant d’être japonaise.
J’ai reçu une carte postale.
Un client se souvenait.
Il l’avait envoyé au café sur la rue avec mon nom de pacotille dessus. Y z’ont su me retrouver, j’étais populaire. Je l’ai dans mon portemonnaie.
Tu veux voir ?
C’est peut-être mieux de pas la voir. Les couleurs sont passées. Ça fait triste. (Mais) Ça l’est pas.
J’ai pas eu la vie de Fantine. La mère de Cosette. Les Misérables. J’ai lu Victor Hugo. Je t’ai dit, j’ai du vocabulaire.
Ceux qui pensent bien.
Je veux dire ceux qui ont reçu l’esprit dans une école croient que notre vie, c’est de la misère.
C’est pas vrai.
Déjà parce que j’aimais faire l’amour.
La baise pour une pute, on se dit qu’elle se force tout le temps. Qu’elle n’a pas de sentiment. Qu’elle est un chiffon qu’on tire et qui se déchire. La baise, c’est un travail.
T’as jamais eu de plaisir au travail ?
Tu discutes avec les collègues. Tu te moques du chef.
En douce.
Chefs, maquereaux. La belle affaire.
Tu profites des jours vacances. Une usine, un bureau, un hôpital, c’est pas bien différent du tapin.
On a tous nos soumissions. On est des copines, y a des clients.
C’est le marché, petit jour d’été, bruits de la fontaine. La lumière jaune du mois de juin. On fait votre affaire, après on se lave. Ça sent les eaux de toilette à la lavande.
Peut-être qu’on se raconte des histoires pour croire que c’est pas une vie de merde ?
Toi, tu te racontes pas d’histoires ?
Pour passer la pilule.
Ça serait tellement injuste si on s’aimait pas. Si on s’aimait pas un peu soi-même. Si on se donnait pas la satisfaction du travail bien fait. Y aurait trop de gris dans le bleu.
Tu m’écoutes ?
T’es patient.
J’aime les hommes patients.
J’ai jamais pu aller au Japon. C’est loin et je parle pas la langue. Le Japon c’est beau, mais c’est loin de tout.
C’est pas grave.
Je peux faire un coup de clarinette. J’ai eu d’autres choses.
Avec une copine, on a fait vacances. C’était bien de dormir avec une copine. Ça t’a fait sourire.
J’ai vu.
Moi, ça m’a changée. C’est d’autres caresses. C’est bien ce que tu penses. On a suivi la route du Nord avec une petite voiture. Une « vévé ».
On a déroulé les routes de l’Europe jusqu’à l’endroit où le goudron devient de la piste et la nuit ne s’allume jamais. La nuit n’existe pas au nord.
Tu le sais ?
C’est une brume un peu opaque, on sait pas où dormir. C’est une mélasse. Celles qui font le tapin là-bas ne voient jamais la nuit. Pas d’obscurité pour fermer les yeux.
C’est peut-être moins dangereux ?
En hiver, c’est différent. Le jour reste assoupi. Les vents polaires étendent des filaments verts sur le ciel. Autant de vieilles toiles d’araignées. Il fait trop froid pour arpenter.
Tu fais pas d’affaire à tapiner dans les glaçons.
Tu as voyagé ?
Le silence te colle les dents.
Tu veux pas te mouiller ?
Tu as raison. Écouter, ne pas se livrer. S’arranger avec la vie du monde. Comme derrière une vitre. Y a pas de risque.
C’est comme à la télé.
Moi, je dis tout.
Je parle parce que ça déborde. J’en veux à personne. J’ai aimé faire l’amour, ça je te l’ai déjà dit. J’ai aimé être ce que j’étais. J’ai pas eu de honte à ouvrir mes cuisses. J’ai pas eu à forcer. J’ai pas eu de honte à sucer des queues. J’ai trouvé ça beau.
Certains, y z’aiment pas ça. C’est pas dans leurs valeurs. Les valeurs.
Dieu, la morale, la civilisation. C’est des trucs pour s’emprisonner soi-même. Des murs pour griffer l’autre. Des murs pour abaisser. Se croire gardien sur le mirador.
C’est pas parce que t’as enfermé ta queue dans une consigne et jeté la clef que tu deviens meilleur.
Tu refuses les plaisirs. (Alors) Tu deviens aigri et tu barbouilles le bleu avec du gris. C’est médiocre.
Au début, je pensais que ça débordait parce que c’était triste. Ça déborde parce que je suis colère. Colère contre cette vie qui m’a pas laissé faire. Colère parce qu’on me voit comme une traînée.
Je suis une traînée.
Et alors ?
J’ai donné de l’amour. J’ai donné du sexe, du plaisir. J’ai distribué du fantasme, de la fierté, de l’orgueil, de l’orgasme. J’ai relevé les queues des hommes flasques. Rendu fiers des boutonneux. J’ai arrosé des escargots privés de pluie depuis mille ans.
Le mot amour, il s’écorche dans la bouche des esprits bien tournés quand on parle de cul. Le cul, ça leur fait mal à la verge. Ils attrapent une chaude pisse à l’âme. Ils rêvent de nous remettre dans le droit chemin à coup de miséricorde. Ils promettent l’enfer. Ils nous brûleraient d’avoir trop baisé.
Eux, ils ont des cœurs tellement arides que d’un seul regard ils assèchent la beauté de la vie. Ils lèvent de la poussière, laissent retomber la cendre des incendies.
Les hommes et les femmes honnêtes jugent.
Il faut se croire honnête pour prétendre juger. Quand on est juge, on condamne. C’est irrémédiable.
Ils feraient mieux de baiser plus souvent.
L’orgasme, c’est une porte sur la grâce. C’est un abandon. Que tu sois homme ou femme, tu comprends que c’est fragile. Ça tient à rien.
Quand ça se passe. Tu vois dans l’œil une aurore boréale qui se délite, disparaît. Un miracle qui s’échappe.
C’est tout un corps qui s’abandonne. Qui est l’espace d’une seconde aussi innocent qu’un enfant.
(Et) Brusquement, le corps redevient le corps avec sa sueur et sa chaleur. Avec les regrets. Avec la reconnaissance. Tout mélangé.
Faire l’amour, c’est apprendre à ne pas juger. Toutes les putes du monde le savent.
Faire l’amour, même si c’est une transaction, c’est accepter ce qui est le plus intime de l’autre.
J’ai couché avec des hommes sales, des hommes difformes, des hommes malheureux. Des hommes qui avaient des besoins étranges, des hommes à qui la violence était nécessaire. Des hommes qui se soumettaient, qui s’abaissaient, qui rampaient, qui buvaient ma pisse comme à une source de jeunesse éternelle. Ils cherchaient un frémissement. Ils étaient au supplice de se sentir vivants.
Je ne les ai jamais méprisés.
Ils étaient perdus.
Simplement beaux. Une beauté différente.
Toi, tu es classique. T’as pas cherché le bizarre. Tu avais juste besoin d’un coup d’étincelle.
Je suis nostalgique. J’ai vieilli. Ça va de pair.
J’ai regardé dans le miroir. (Et) Pour la première fois je me suis vue. Je me suis vue vraiment.
Avant encore, je me voyais comme une femme. Une femme qui touchait la vitre glacée du miroir. Pas très nette et maquillée. Elle caressait son reflet. Un visage, des seins lourds et une peau comme une soie étendue sur le revers d’un accoudoir. Je voyais ce que j’imaginais être.
Vieillir, c’est un coup de lucidité dans les gencives.
Vieillir, c’est abandonner l’image pour la réalité.
Je me suis vue. Ce que c’est que de perdre le sable de ses yeux.
Je suis dans un nouvel âge. Je ne suis pas abattue. Je ne suis pas triste, non plus.
(Mais) C’est pas bal du Quatorze Juillet.
Je te l’ai dit, je me sens rêche.
Tu m’as accostée. Tu as demandé : combien ?
Tu as dit de monter. Que tu paierais le prix sans discuter. Que tu paierais pour une nuit, même si tu restais qu’une heure, qu’une minute, qu’une seconde.
Le bien que tu m’as fait. À dire ça. À vouloir me baiser.
Du coup, j’ai eu la peau moins rêche.
T’es pas jeune, t’es pas vieux. T’as l’âge où tu sais comment bien faire.
(Mais) T’as encore de la souplesse.
Je devrais te rembourser. (Mais) C’est toi qui passerais pour un gigolo. Pas sûre que tu aimes.
Cette idée.
T’es comme tous les hommes, t’as ta fierté.
C’était la première fois ?
Avec une pute je veux dire.
Tu as des gestes prévenants. Tu as tenu la porte et j’ai passé devant. C’est des gestes qu’on a quand on vit avec quelqu’un qu’on aime.
Une femme ?
Une copine ?
Une régulière intermittente ?
J’espère qu’elle te prend avec tendresse. J’espère que tu as cette chance d’être deux.
C’est une eau fraîche en été. Tu passes la main, les doigts deviennent bleus. Et tu repasses la main parce que ça fait du bien.
J’ai eu ma partie de vacances, je te l’ai dit.
Un torrent, l’eau filante et des reflets paillettes. Un visage, une eau claire. Elle conduisait très mal. La « vévé » était souvent au milieu de la route. On se faisait klaxonner. Ça faisait rire. On frôlait ceux d’en face.
On hurlait : « Ensemble, quoiqu’il arrive ! »
On est ridicule parfois. Y avait des embardées. Elle finissait toujours par rattraper la voiture.
In extremis.
On retrouvait une ligne sur laquelle on avait l’impression de voler comme un long courrier. Sans embûche. Comme deux ailes blanches qui labourent le ciel. Une écume éphémère.
J’ai eu de la chance.
J’ai eu le goût des caresses différentes. Le bonheur d’une tête reposant sur mon épaule. Le bonheur d’une odeur qui devenait ivresse. Le bonheur d’une longue chevelure un peu sale à cause des interminables journées de l’été. Le bonheur d’une poitrine presque maternelle. Le sourire d’une amie.
Son visage, son eau claire.
Le bruit du moteur, la piste poussiéreuse, le sourire, l’eau.
Le temps quand tu roules. Il est éternel.
Le regard passe d’une chose à l’autre et revient.
Le bruit du moteur, la piste poussiéreuse, le visage.
La pluie est tombée, un rideau. Ça annonçait la fin.
La fin du temps. Fermeture de parenthèse. Nous avons repris le tapin.
C’était dans les années quatre-vingt. Il ne faut pas que je parle de ça. Tu aurais peur. Tu penserais qu’il traîne encore quelque chose. J’ai passé entre les gouttes. Ça sert à rien de craindre.
C’est ça qui me fera crever.
J’aime l’odeur du tabac. Même avec les doigts jaunes. C’est pas très distingué.
Tu vois comme le temps passe. T’es encore là à attendre.
Si tu veux encore une fois.
Toutes les peaux ont des odeurs différentes. Les jeunes sentent les herbes froissées. Herbes chaudes, pierres laissées au soleil. Ils sont maladroits, font croire qu’ils savent tout. Ils ont des gestes d’empereurs. Une nudité conquérante qu’il promène entre le carrelage de la salle de bain et le pied du lit. Un empressement incontrôlé.
Ils sont naïfs et gentils.
On dirait des pingouins sur la banquise.
Toutes les peaux ont des odeurs différentes. Avec l’âge, elles deviennent amères. La sueur se transforme en salpêtre. Les hommes vieux sont des parchemins. Toutes les choses qu’ils ont vécues veulent se montrer une dernière fois avant de disparaître.
Ils sont une page sur laquelle écrire. Il n’y a plus de place, tout est déjà écrit. Ils en veulent encore.
Au lit, ils se brisent comme des roseaux trop secs, se désolent de leur aridité. Regrettent, en se moquant d’eux-mêmes, la rivière tarie.
Ils ont des éducations qui les font se tenir droits et dignes. Dans des habits coupés, serrés.
Ils repartent.
Je serai bientôt dans le temps des parchemins. La peau est déjà jaune par endroit.
Je veux qu’on sache qu’une pute n’est pas une moins que rien. Il faudrait aussi l’écrire.
La chair n’a pas seulement joui. La peau n’a pas seulement été griffée. Je n’ai pas seulement gémi. Je ne peux pas disparaître. Je n’ai pas été que des cuisses offertes. J’ai été tellement plus que ça.
Plus que ça.
J’ai commencé à travailler dans la rue avec les réverbères et le pont métallique où passe le train. Là où les voitures font demi-tour en roulant sur la poussière du bas-côté.
Les passes se faisaient sur les banquettes arrières.
Un parking dans une clairière avec une éclaircie de ciel entre les arbres.
Les hommes avaient des manières, ils venaient avec des pantalons propres et une tuyauterie bien astiquée.
Ils avaient du respect.
J’étais belle.
Ils m’appelaient : L’Étoile du Nord.
Yves Robert

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